• Un pape contre la pauvreté

    Relecture de l’encyclique Rerum novarum

    par Étienne Chaumeton
    Membre de l’Association des économistes catholiques
    Responsable des études dans une entreprise multinationale

     

    Un pape contre la pauvreté

    Relecture de l’encyclique Rerum novarum

    Etienne Chaumeton
    Membre de l’Association des économistes catholiques
    Responsable des études dans une entreprise multinationale

     

     

    En 1891, le monde comptait 1,45 milliards d’habitants, 86% d’entre eux étaient pauvres et 72% extrêmement pauvres[1]. L’espérance de vie moyenne dans le monde était de 29,9 ans et le revenu moyen mondial de 1 114$[2]. Le monde était confronté à une croissance économique et démographique intense qui transformait en profondeur les relations sociales, le rôle du politique et la vision du monde. Dans les 70 années précédentes, la population mondiale avait augmenté de 37% et les revenus moyens de 69%[3]. Un tel développement économique, alors sans précédent dans l’histoire humaine, était corrélé à une augmentation des inégalités, qui attisait les tensions sociales et nourrissait des conflits idéologiques. En 1890, les 5% les plus riches possédaient autant (34.9%) que les 80% des plus pauvres (35.0%) de la planète[4].

    Dans ce contexte, deux idéologies ennemies et irréconciliables se faisaient face: le libéralisme et le socialisme. D’un côté des libéraux, débarrassés de toute référence à une autorité suprême, considéraient que chacun pouvait être à lui-même sa propre norme et que la libre concurrence règlerait les questions économiques sans intervention extérieure ; d’autre part des socialistes réclamaient la suppression de toute propriété privée et appelaient à la lutte des ouvriers contre les capitalistes. Le monde semblait se diriger vers une confrontation inéluctable entre deux classes antagonistes.

    C’est au milieu de ce bouleversement de l’ordre établi et « d’agitation fiévreuse » que pour la première fois un pape, Léon XIII (1810-1903), prit la plume et rédigea le premier texte consacré à la doctrine sociale de l’Eglise, la lettre encyclique Rerum novarum. La Bible ne manque pas de références et de lois relatives à l’économie, le Nouveau testament en particulier comprend de nombreuses paraboles se référant explicitement à des questions économiques, mais Rerum novarum fut le premier texte magistériel entièrement dédié à ces questions, tant le besoin s’en faisait pressant. Sa rédaction intervint dans le contexte tendu et menaçant précédemment décrit. Les regards des patrons d’industries, des ouvriers, des représentants syndicaux et des dirigeants politiques ne pouvaient qu’être attentifs à cette époque à une prise de parole du pape. Celui-ci prit le temps de consulter de nombreux spécialistes avant de publier un texte de référence, dont la portée dépassa de beaucoup le seul monde ecclésial et catholique. Nous proposons aujourd’hui une relecture de ce texte.

    Le souverain pontife, lucide sur la gravité de la question ouvrière et sur les risques inhérents à un déchainement des passions et des intérêts particuliers, a analysé en profondeur la situation. Il a confirmé les fondements de la vie économique et sociale. Parmi les différentes structures sociales évoquées, il a rappelé les pouvoirs et les limites des Etats, l’importance des corps intermédiaires et surtout le rôle fondamental et premier de la famille. Il ne revient pas à un pape de définir des solutions techniques précises et universelles pour améliorer les conditions économiques des personnes. Léon XIII a cependant ouvert des portes vers un avenir plus juste et plus paisible où chaque personne peut être respectée et avancer plus aisément vers sa finalité. Depuis 1891 le monde a considérablement changé, la tension se fait aujourd’hui sentir entre une société occidentale riche mais en déclin relatif d’un point de vue démographique, économique et spirituel et des pays en développement qui voient l’extrême pauvreté reculer et une classe moyenne émerger, pour peu qu’ils s’ouvrent à la liberté des échanges. Les propos de Léon XIII méritent aujourd’hui une relecture pour éclairer la situation actuelle.

     

    Principes généraux

    La Lutte des classes

    Si le pape Léon XIII ne peut en aucune manière être qualifié de marxiste, il emprunte volontiers la rhétorique de la lutte des classes. Le terme de « classe » revient 31 fois, qu’elles soient « inférieures », « ouvrières », « pauvres », « infortunées », « des travailleurs », « déshéritées », « indigentes » ou « riches ». Les classes étaient vues par certains comme « ennemies-nées l'une de l'autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu'ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné »[5]. Le vocabulaire utilisé traduit la profonde inquiétude du pape face à une société qui semblait condamnée à la violence et à la cruauté. « [D]es travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains (…) des hommes avides de gain, et d’une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires[6]. » Au XIXe siècle, la vision d’une société divisée en différentes classes se retrouve dans la pensée de nombreux auteurs, comme Alexis de Tocqueville, mais le socialisme a réduit à deux le nombre de classes et en a fait des ennemis naturels voués à s’affronter.

    Pour guérir le mal des ouvriers, les socialistes « poussent à la haine jalouse des pauvres contre ceux qui possèdent. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État[7]. » Au même moment, les libéraux, dans leur acception la plus extrême, ne juraient que par le marché et ne conçoivaient l’Etat que comme l’émanation humaine des choix d’une multitude, garantissant strictement les droits de propriété de chacun. Les deux idéologies se rejoignaient dans la mesure où elles sont basées sur l’absence de Dieu à la fois comme créateur et comme finalité de l’homme. Le point de discorde entre socialisme et libéralisme se fait sur la définition des droits de propriété et la manière dont ils sont gérés.

     

    La propriété privée

    La nouveauté que constituait l’expression d’un pape sur les questions économiques rend d’autant plus importantes ses prises de positions qu’elles font depuis partie du magistère de l’Eglise catholique, qui doit guider les réflexions et la foi des fidèles. Les propos de Léon XIII sur la propriété privée sont sans ambiguïté : « la propriété privée et personnelle est pour l’homme de droit naturel ».[8] En outre, le souverain pontife reconnait « le droit stable et perpétuel de posséder [les choses extérieures], tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servis[9]. »

    Par son intelligence et sa raison, l’homme est maître de ses actions, à la différence des animaux dirigés et gouvernés par la nature. « Aussi, sous la direction de la loi éternelle et sous le gouvernement universel de la Providence divine, [l’homme] est en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il est en son pouvoir de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir, non seulement au présent, mais encore au futur. »[10] La terre fournit perpétuellement à l’homme ses moyens de subsistance et pourvoit à son avenir. Le droit de propriété sur elle est donc naturel car il découle du droit de vivre et de protéger son existence.

    L’analyse économique étant la science des actions humaines, le pape ne manque pas d’observer les effets vertueux liés à la propriété privée. « L'homme est ainsi fait, que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui redouble son ardeur et son application [11] ». En ceci, le pape ne fait que rappeler ce qu’Aristote avait déjà observé : « ce qui appartient à tout un chacun est le plus négligé, car tout individu prend le plus grand soin de ce qui lui appartient en propre, quitte à négliger ce qu’il possède en commun avec autrui[12]. »

    Si la propriété privée est reconnue par le magistère comme de droit naturel, comment est-elle définie ? Par le travail. La terre ne fournit des moyens de subsistance en abondance  que par « la culture et les soins de l'homme »[13]. C’est par son génie et ses forces que l’homme « s'attribue par le fait même cette part de la nature matérielle qu'il a cultivée et où il a laissé comme une certaine empreinte de sa personne, si bien qu'en toute justice il en devient le propriétaire et qu'il n'est permis d'aucune manière de violer son droit[14]. » L’homme étant fait pour le travail[15] et le travail lui permettant de vivre, il donne à l’homme des droits de propriété que ne nul ne peut enfreindre, « la justice tolérerait-elle qu’un étranger vînt alors s’attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l’a cultivée[16] ? » Le magistère de l’Eglise s’inscrit ici dans la même ligne qu’un auteur classique comme John Locke (1632-1704)[17] qui reconnait la propriété privée et le travail de la terre comme la source naturelle et légitime de cette propriété. Léon XIII ne se contente pas de reconnaître le droit à la propriété privée, il rappelle que désirer s’accaparer le bien d’autrui est un péché[18].

    Cependant, si le pape défend le principe de la propriété privée et personnelle, « Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier [19] ». C’est le travail nous l’avons vu qui crée des droits de propriété. Même si une terre devient la propriété privée d’une personne, elle « ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous [20] ». Il est donc permis qu’un homme puisse être salarié et louer sa force de travail pour la mettre au service d’un propriétaire. Au temps de Léon XIII, le salariat se développait dans les pays les plus développés économiquement. A partir des années 1860 pour la France, la majorité de la population active était constituée de salariés, ce qui changeait le rapport à l’entreprise et au travail[21]. Le salariat est aujourd’hui devenu presque la norme. Dans les 28 pays de l’Union européenne, seuls 15,8% des emplois sont non salariés. Le taux est même de 6,4% aux Etats-Unis[22].

     

    La propriété privée, à distinguer de sa répartition et de son usage

    Le pape distingue la légitimité de la propriété privée des biens de l’usage qui en est fait. Il rappelle aux croyants « qu’il viendra un jour où [les riches] devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l’usage qu’ils auront fait de leur fortune [23] ». Si la terre et les moyens de production sont privés, il est un devoir d’user des biens selon les nécessités de la société. Léon XIII cite saint Thomas d’Aquin : « l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi l’apôtre a dit : (…) ordonne aux riches de ce siècle… de donner facilement, de communiquer leurs richesses [24] ». Ce souci des nécessités des pauvres ne peut pas se faire imprudemment et nécessite de prendre en compte les nécessités propres de ceux dont on a la charge, « nul assurément n’est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille, ni même de rien retrancher de ce que les convenances ou la bienséance imposent à sa personne [25] ». Un père de famille déjà lourdement endetté et ne sachant pas comment il pourra pourvoir aux besoins de ses enfants dans un avenir proche manquerait non seulement à la vertu de prudence, mais aussi à la véritable charité s’il allait à s’endetter davantage, pour aider quelqu’étranger, fut-il dans le besoin. A l’idéologie socialiste le pape répond qu’« enlever de force le bien d'autrui, envahir les propriétés étrangères sous prétexte d'une absurde égalité, sont choses que la justice condamne et que l'intérêt commun lui-même répudie [26] ».  

    Bien que l’expression de destination universelle des biens ne figure pas dans l’encyclique, on en trouve déjà l’idée puisque la propriété privée, qui est un droit naturel, ne peut pas être absolutisée. Avant de faire intervenir toute notion de charité, il est un devoir de « stricte justice » de donner de sa propriété privée aux nécessiteux en « cas d’extrême pauvreté [27] ». La propriété de la terre et des biens est privée, mais leur usage peut nécessiter une mise en commun pour que personne ne manque du minimum.

    Après avoir vu les positions claires prises par le pape sur la propriété privée, il faut se pencher sur sa conception de l’Etat, dépositaire de l’autorité, de la législation et de l’exécution du droit.

     

    Le rôle de l’Etat

    L’Etat est second par rapport à l’homme

    En allant à rebours des idéologies déjà nées ou à naître, telles le socialisme, qui allaient mener au XXe siècle à des crimes et génocides sans précédent dans leur ampleur, le pape inscrit explicitement dans le magistère que « l’État est postérieur à l’homme [28] ». Alors que depuis la Révolution française l’application de certaines idéologies constructivistes et rationnalistes menait à l’élimination brutale de certains groupes politiques, nationaux ou religieux par des gouvernements, légitimement élus ou non, Léon XIII affirme la primauté de la personne sur l’Etat. L’Etat n’est qu’un moyen, certes nécessaire, au service des personnes, pour qu’elles puissent accomplir plus parfaitement leurs fins.

    Il est indispensable que des lois humaines existent pour régir la vie en société, mais toutes ces lois tirent leur valeur « de la loi naturelle [29] ». Cette loi naturelle, n’est pas issue d’une construction humaine, fusse-t-elle définie par un processus démocratique, mais de Dieu. L’homme ne saurait, sans pécher, se donner une loi contraire à la loi naturelle : « au-dessus des jugements de l'homme et de ses lois, il y a la loi et le jugement de Jésus-Christ, notre Dieu [30] ». L’Eglise ne fait d’aucune forme d’organisation du pouvoir politique un absolu, même si Jean-Paul II écrira un siècle après Léon XIII que « l'Eglise apprécie le système démocratique [31] ». « Toute autorité vient de Dieu et est une participation de son autorité suprême. Dès lors, ceux qui en sont les dépositaires doivent l'exercer à l'exemple de Dieu dont la paternelle sollicitude ne s'étend pas moins à chacune des créatures en particulier qu'à tout leur ensemble [32] ». La question de la légitimité d’un gouvernement se pose s’il ne reconnaît pas Dieu comme autorité suprême et ignore ou méprise le salut des âmes. Dans une telle situation, le pouvoir politique peut-il résister longtemps à la tentation d’une quête égoïste du pouvoir, au service d’une coalition d’intérêts particuliers d’un moment ?

    Le rôle premier de la constitution et de l’administration pour Léon XIII doit être de favoriser la prospérité « tant publique que privée [33] ». Par cette position, le pape rejette autant une thèse libérale qui ne verrait que des propriétés privées sans reconnaissance d’un bien commun, que le socialisme qui réclame la fin des propriétés privées par un transfert des richesses vers une propriété publique. La propriété privée étant un droit naturel, il convient que « les lois publiques soient pour les propriétés privées une protection et une sauvegarde [34] ».

     

    La fiscalité doit être modérée et équitable 

    La garantie d’une prospérité tant publique que privée nécessite de trouver le bon équilibre dans le rôle de l’Etat. Il revient à l’Etat d’avoir une fiscalité « modéré[e] et équitable », « la propriété [pouvant être] épuisée par un excès de charges et d'impôts[35] » qui viendraient comme abolir la propriété privée.

    L’autorité publique agit « contre la justice et l'humanité quand, sous le nom d'impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers[36] ». L’impôt excessif porte atteinte au développement économique puisque, comme l’a illustré l’économiste Arthur Laffer « trop d’impôt tue l’impôt ». Une fiscalité trop lourde incite à réduire la production, à travailler au noir ou à pratiquer l’exil fiscal. La question de la fiscalité est aujourd’hui devenue d’autant plus complexe dans un monde globalisé que des grandes entreprises, via des filiales dans différents pays pratiquent l’optimisation fiscale. Cette mesure légale permet de payer des impôts dans les pays où la fiscalité est la plus faible. Si cette pratique est légale, elle pose néanmoins des questions morales puisque le poids de l’impôt se retrouve concentré sur les entreprises et les ménages n’ayant pas la possibilité de pratiquer de telles « optimisations ».

    Le développement économique nécessite que l’Etat permette, voire encourage l’accumulation de capital. En effet, l’épargne, la part des revenus qui n’est pas immédiatement consommée, c’est un dire un sacrifice effectué dans le présent, dans l’espoir d’une plus grande satisfaction à l’avenir, est une étape indispensable à tout développement économique. L’accumulation de capital permet d’investir dans des moyens de production modernes qui rendent le travail plus productif. Léon XIII perçoit que le capital, loin d’être un mal, est au contraire la part des fruits d’un travail qui n’a pas été consommée, en vue d’un investissement pour produire plus efficacement. Tout capital est le fruit d’un travail préalable et il ne peut y avoir de capital sans travail. Ceci appelle à la prudence quant à la taxation du capital. Comme le travail est déjà taxé, par des impôts sur les revenus pour les travailleurs et sur les bénéfices pour les entreprises, taxer de surcroit la possession ou le rendement d’un capital revient à taxer plusieurs fois le fruit d’un même travail, alors que la consommation, qui est par nature un acte de destruction d’un bien ou d’un service qui ne pourra plus être consommé à l’avenir, n’est taxée qu’une seule fois. Ainsi, les impôts sur les capitaux, par exemple les impôts fonciers, constituent une incitation à consommer, pour jouir d’un bien immédiat qui ne sera taxé qu’une seule fois lors de l’achat et une désincitation à épargner car le capital subirait de multiples taxations, bien qu’il soit indispensable à l’investissement et au développement de l’activité économique.

     

    L’Etat doit encourager la croissance économique 

    Conscient que la croissance économique est indispensable pour faire reculer la pauvreté, le souverain pontife encourage « le progrès de l'industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s'il en est, que l'on ne peut développer sans augmenter d'autant le bien-être et le bonheur des citoyens [37] ».

    A ces observations, le pape ajoute deux éléments importants. Tout d’abord que cette croissance économique permet de « grandement améliorer le sort de la classe ouvrière [38] ». Cette remarque peut aujourd’hui paraître évidente à beaucoup, mais à l’époque elle s’oppose frontalement à la théorie marxiste de la paupérisation absolue et inéluctable du prolétariat[39]. Il faudra du temps pour que les marxistes, confrontés à l’amélioration du niveau de vie des ouvriers, reconnaissent qu’il n’y a pas de paupérisation absolue du prolétariat. Ils essaieront alors d’avancer l’argument d’une paupérisation relative. Celle-ci ne se vérifiant pas non plus dans les faits, les marxistes et leurs héritiers tenteront de parler d’une paupérisation « psychologique ».

    Ensuite, Léon XIII propose de rendre les ouvriers propriétaires. Il remarque que l’élargissement de la propriété privée permet d’apaiser les relations sociales et d’améliorer les conditions de vie. « Il importe donc que les lois favorisent l'esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu'il est possible dans les masses populaires [40] ». « L'ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille s'appliquera, s'il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera par de prudentes épargnes à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l'acquisition d'un modeste patrimoine[41]. » Le socialisme ne pourrait que nuire au sort des ouvriers puisqu’il « n'aurait d'autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d'agrandir leur patrimoine et d'améliorer leur situation[42]. »

    Plusieurs mesures contemporaines ont été prises pour stimuler l’esprit de propriété privée et contribuer au développement économique, notamment des classes les moins aisées. Le Chili constitue à cet égard, un exemple intéressant. Jusqu’à la fin des années 1970, le système de retraite chilien fonctionnait comme dans la plupart des pays en développement et développés, selon le principe de la répartition et était géré par l’Etat. La baisse structurelle de la natalité et l’allongement de l’espérance de vie amenaient à un vieillissement structurel de la population. Dans un système de retraite par répartition, les actifs ont à payer pour un nombre croissant de retraités. L’augmentation de l’âge de départ à la retraite et la taxation des salaires pour financer les retraites, en plus d’être impopulaires, ont une limite naturelle. José Piñera, ministre du Travail et des Retraites de 1978 à 1980, a lancé une réforme de privatisation des retraites, sur la base du libre choix, les Chiliens qui le souhaitaient étaient libres de rester dans le système public par répartition. Le passage vers un système de retraite privée par capitalisation fut un succès tant populaire qu’économique. 500 000 travailleurs chiliens, un quart de la population active, ont choisi de rejoindre le nouveau système dès le premier mois d’opération. 16 ans après l’ouverture du système de retraite privée par capitalisation, plus de 90% des travailleurs chiliens qui étaient dans l’ancien système sont passés à la retraite par capitalisation. D’un point de vue économique, ce système, au lieu de réaliser un simple transfert des richesses, des actifs vers les retraités, a permis de constituer une épargne abondante qui a nourrit les investissements et l’activité économique. De 3% par an, la croissance a atteint une moyenne sur 12 ans de 7%. Au-delà de ce succès économique indéniable, la reforme des retraites a de fortes conséquences politiques et morales. En choisissant librement et massivement de quitter le système de retraite par répartition étatique, les Chiliens ont dépolitisé la gestion des retraites, un secteur considérable de l’économie. Une autre conséquence de cette réforme et sans doute la plus importante, est son impact sur la morale individuelle. Les Chiliens ayant choisi le système de retraite par capitalisation ont choisi d’avoir davantage de contrôle sur leur vie. En choisissant librement leur système retraite et les modalités d’épargne, ils ont rétabli un lien essentiel entre l’effort et la récompense, entre la propriété et la responsabilité. Ils ne sont plus de simples administrés, attendant des décisions politiques pour savoir quand et dans quelles conditions ils pourront être à la retraite. Les Chiliens sont devenus des propriétaires responsables, incités à épargner pour anticiper leurs besoins futurs et transmettre un capital à leurs enfants, qui pourront ainsi avoir de meilleures conditions de vie[43]. En faisant des travailleurs des propriétaires de leur devenir et d’un capital à transmettre, les ressentiments et les disparités sociales s’apaisent, Léon XIII l’avait bien compris : « si l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du sol, l'on verra se combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer le rapprochement des deux classes [44] ». Ici encore, Léon XII a vu juste, les inégalités à l’intérieur d’un pays se sont considérablement réduites avec le développement économique. L’écart de revenu entre les 10% les plus riches et les 40% des plus pauvres était de 1 à 19 en France en 1780. Au moment où le souverain pontife rédigeait l’encyclique, l’écart était de 1 à 10.8. En 1985 l’écart s’était resserré de 1 à 7.3 en revenu primaire et même de 1 à 4.5 si l’on prend en compte le revenu disponible (revenu primaire + prestations sociales - impôts)[45]. Ces évolutions sont considérables et incontestables à long terme. Cependant, il faut reconnaître que depuis le milieu des années 1980, la plupart des pays de l’OCDE connaissent une augmentation des inégalités de revenus, notamment dans les pays qui avaient déjà les plus fortes inégalités (Mexique, Etats-Unis, Royaume-Uni, Italie). La France, la Hongrie et la Belgique n’ont pas eu de réel changement dans la répartition des revenus. Seules la Turquie et la Grèce ont vu les inégalités de revenus diminuer[46].

     

    Le développement économique va réduire les migrations 

    Le sujet de l’immigration est seulement effleuré par Léon XIII. Il aborde ce sujet dans la mesure où il est lié au développement économique. Pour Léon XIII personne ne consent librement à « changer contre une région étrangère sa patrie et sa terre natale » si ce n’est par une nécessité économique. Les mesures prises pour améliorer le développement économique devront réduire les mouvements migratoires, ce qui est pour le Souverain pontife, « un avantage [47] ».

     

    Le droit d’ingérence économique 

    En favorisant le développement économique, l’Etat demeure pour le pape « dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d'ingérence; car en vertu même de son office, l'Etat doit servir l'intérêt commun [48] ». Le pape rejette ici les reproches que pourraient lui adresser des libéraux ne reconnaissant aucune légitimité à l’Etat autre que celle de faire respecter des contrats. Si l’intérêt commun justifie l’intervention de l’Etat, celle-ci devra se restreindre à mesure que l’économie progressera : « Il est évident que plus se multiplieront les avantages résultant de cette action d'ordre général, et moins on aura besoin de recourir à d'autres expédients pour remédier à la condition des travailleurs [49] ». Sur ce point, l’histoire n’a pas donné raison au pape. Les Etats, au lieu de se désengager des activités économiques du fait de la croissance économique, ont au contraire augmenté la fiscalité, les dépenses publiques, le nombre de fonctionnaires et les normes régissant la vie économique dans des proportions inimaginables pour l’époque. En France, les prélèvements obligatoires étaient de moins de 10% jusqu’à la guerre de 1914-1918[50], ils sont aujourd’hui de 45%[51]. Les guerres tout d’abord, ensuite l’arrivée au pouvoir de gouvernements socialistes, l’influence des idées keynésiennes après la Seconde Guerre mondiale qui encouragent les dépenses publiques et enfin la propension de tout pouvoir à défendre ses prérogatives et à se renforcer, selon la théorie des choix publics, peuvent expliquer la croissance de l’Etat, même si cette emprise des pouvoirs publics connait sur certains aspects une stagnation, voir un recul depuis la fin des années 1980[52].

    Léon XIII ne pouvait pas imaginer l’emprise que les Etats prendraient sur la vie des populations et des activités économiques. Le fait que dans des pays comme la Finlande, la France ou le Danemark, les administrations publiques dépensent aujourd’hui plus de 50% de la richesse créée était inconcevable. Il est évident qu’avec de telles charges fiscales et une administration si importante, la liberté d’agir des personnes et des familles est plus que compromise.

    Parmi les raisons qui justifient l’intervention de l’Etat, Léon XIII parle des fardeaux iniques ou déshonorants qui attentent à la santé ou les charges excessives par rapport à l’âge ou au sexe des travailleurs. Concernant le travail des enfants, répandu en Europe à la fin du XIXe siècle et souvent économiquement nécessaire pour les familles, le pape demande que l’enfant n’entre à l'usine qu'une fois que sera « suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales » sinon « il se verra flétri par un travail trop précoce et c'en sera fait de son éducation [53] ». Il ne revenait évidemment pas au pape de fixer précisément les conditions d’âge mais son appel à recourir au travail des enfants selon leur âge et à proportion de leurs capacités et de leur nature est plusieurs fois rappelé. En ce qui concerne les femmes, Léon XIII constate que « la nature [les] destine plutôt aux ouvrages domestiques [54] », ceci contribue à la bonne éducation des enfants et à la prospérité de la famille. Si le pape demande, de même que pour les enfants, à ce que le travail des femmes soit attentif à leur nature et à éviter des promiscuités dangereuses pour les mœurs, le salariat des femmes, s’il n’est pas encouragé, n’est nullement défendu. Pour préserver des conditions de travail humaines, le pape reconnait qu’il « faut absolument appliquer dans de certaines limites la force et l'autorité des lois [55] ». Prophétisant sans doute sur les dérapages et les méfaits causés par trop d’interventions étatiques, le pontife s’empresse de préciser que la législation ne doit « pas s'avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour remédier aux maux et écarter les dangers [56] ». Le pape aurait sans doute salué la loi française de 1892 qui interdisait le travail de nuit pour les moins de 18 ans et fixait les journées de travail à 10 heures pour les 13-16 ans et à 11 heures pour les 16-18 ans. Si l’Etat doit permettre par la législation au plus grand nombre de travailler, dans des conditions qui respectent leur dignité et leur nature, une législation excessive peut avoir des effets contreproductifs. La réduction contrainte en France de la semaine du travail de 39 à 35 heures devait partager le travail et lutter contre le chômage. Elle aurait créé ou préservé à court terme des emplois, mais a durablement dégradé la croissance potentielle en  France. Une étude de l’OCDE[57] montre que « le PIB de la France a crû en moyenne de 0,5 point de moins que dans l'ensemble de l'OCDE. Cette faible croissance des revenus s'explique par un recul du nombre moyen d'heures travaillées, recul à peine compensé par les gains de productivité horaire, dont la croissance a été inférieure à la moyenne de l'OCDE ». Un rapport du Sénat qui cite cette étude souligne que « le recul du nombre d'heures travaillées par tête - en lien avec la réduction de la durée légale du travail -, dans un contexte de faible progression de la productivité globale des facteurs (PGF) en France - et non pas seulement de la productivité du travail -, a fortement pesé sur le PIB potentiel français, en grevant la quantité des facteurs de production disponibles [58] ». Une note de la direction générale du Trésor publiée en juin 2014 a mis en évidence le fait que la réduction de la moyenne des heures travaillées avait largement contribué à la moindre progression du PIB par habitant en France au cours des dernières années : « depuis le milieu des années 1990, les gains de productivité horaire en France ne suffisent plus à compenser le recul des heures travaillées et la moindre productivité par tête explique l'essentiel du déficit de croissance par rapport à la moyenne de l'OCDE depuis vingt ans (0,5 point) [59] ». Non seulement d’un point de vue politique la réduction du temps de travail n’a pas permis au gouvernement qui l’a mis en œuvre de rester au pouvoir, mais elle pèse durablement sur la croissance française qui accumule un retard et génère de ce fait moins de nouveaux emplois. La richesse est une manière vivante qui se crée par le travail et l’épargne et non un stock acquis et statique à partager.

    Face aux revendications sociales, le pape appelait évidemment à l’apaisement. Les idéaux socialistes animaient les esprits et suscitaient des appels à une lutte violence. Dans ce cas, le pape légitime l’intervention de l’autorité publique pour mettre un frein aux excitations des meneurs et protéger « les mœurs des ouvriers contre les artifices de la corruption et les légitimes propriétés contre le péril de la rapine [60] ». Le pape évoque les grèves, dont il déplore qu’elles nuisent aux intérêts généraux de la société et à la tranquillité publique. Si Léon XIII appelle les autorités publiques à en prévenir le mal, il ne condamne pas par principe le fait que les salariés puissent faire grève.

    Léon XIII aborde dans l’encyclique la délicate question du salaire. Pour lui, un contrat librement consenti entre le patron et l’ouvrier n’est pas en soi suffisant pour être juste. « Le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête [61] ». Par ailleurs, le pape pressent le risque que les pouvoirs publics interviennent « inopportunément », c’est pourquoi sur cette question comme sur la fixation des journées de travail et des soins de santé il encourage plutôt le recours aux corporations et aux syndicats qu’à une décision gouvernementale.

     

    Le rôle des corps intermédiaires

    Les corps intermédiaires sont plus proches que l’Etat pour servir le bien commun 

    Le pape a rappelé que l’Etat n’est que second par rapport à l’homme et qu’il doit être au service du bien commun. L’Etat ne peut pas tout. Attendre de lui la solution à tous les problèmes sociaux est un mensonge et une erreur qui ne peut qu’aboutir à une hypertrophie totalisante qui diminue la liberté et la dignité des personnes. Sans employer l’expression, Léon XIII mentionne déjà l’importance de la subsidiarité, qui passe par des corps intermédiaires entre les personnes et l’Etat pour avoir une meilleure connaissance des problèmes et des solutions à apporter. La subsidiarité, qui sera développée par les successeurs de Léon XIII, encourage le recours aux corps intermédiaires et à la société civile, afin que le niveau d’intervention soit le plus ajusté possible. L’Etat devant intervenir en dernière instance.

    Pour lutter contre l’indigence des ouvriers, veuves, orphelins et infirmes, Léon XIII encourage les corporations ouvrières, patronages et sociétés de secours mutuels. Ces initiatives privées ont plusieurs avantages par rapport à une assistance étatique. Elles sont plus proches des personnes pour évaluer leurs besoins et agir en cas d’urgence. Elles peuvent fonctionner plus efficacement que l’Etat en n’ayant pas nécessairement de personnel à rémunérer. Un don direct à une personne nécessiteuse transmet à cette personne l’intégralité du don, alors que si l’Etat se charge de faire des transferts de richesses, il doit ponctionner une partie de l’argent distribué, pour faire vivre des millions de fonctionnaires. En France, 5,5 millions de personnes travaillent aujourd’hui dans la fonction publique, soit 20% de l’emploi total[62].

    Les corporations agissent légitimement pour améliorer les conditions matérielles, mais elles doivent « viser avant tout à l'objet principal qui est le perfectionnement moral et religieux [63]», sans quoi la religion ne tiendrait aucune place. Et le pape d’interroger, « que servirait à l'ouvrier d'avoir trouvé au sein de la corporation l'abondance matérielle, si la disette d'aliments spirituels mettait en péril le salut de son âme [64] ? » Les corporations catholiques peuvent proposer aux ouvriers un remède à leurs maux. Elles doivent notamment accueillir les ouvriers repentants avec empressement et leur assurer sauvegarde et protection.

    Les corps intermédiaires, qui nécessitent une reconnaissance juridique de la liberté d’association, comprennent entre autres les communautés religieuses, qui, déjà en 1891, avaient subi des spoliations. La liberté religieuse, inhérente à la nature et à la dignité de l’homme, nécessite un minimum de liberté économique et une reconnaissance légale pour exister. Face aux dérives que peuvent susciter une association, Léon XIII écrit qu’en cas d’opposition « flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l'Etat, les pouvoirs publics auraient le droit d'en empêcher la formation et, si elle était formée, de la dissoudre [65]».

     

    Vers des relations apaisées dans les entreprises

    Les entreprises sont par leur nombre et leur importance dans la vie économique et sociale les premiers corps intermédiaires. Léon XIII remarque que les relations entre patrons et salariés n’ont pas à être mauvaises, pour peu « que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers[66]. » En cas de litige, le pape suggère de recourir à des arbitres. Il préconise également qu’existe un fonds de réserve pour pourvoir aux besoins des ouvriers en cas de chômage ou d’accidents de la vie. Il appelle les riches et les patrons à ne pas « traiter l'ouvrier en esclave; il est juste qu'ils respectent en lui la dignité de l'homme, relevée encore par celle du chrétien[67]. » 

    L’expression de « patron » utilisée par le pape peut être ambigüe, car elle recouvre des réalités différentes. Certains « patrons » sont propriétaires de leur entreprise et sont donc d’autant plus attentifs à la gestion de celle-ci qu’elle constitue leur patrimoine et ce qu’ils pourront un jour léguer. D’autres « patrons » sont des salariés chargés de la gestion d’une entreprise. Ils sont responsables de son administration et des décisions prises, mais l’entreprise n’est pas leur propriété ni leur patrimoine. Ils sont donc incités à avoir une gestion à court terme pour maximiser les résultats de l’entreprise et leur rémunération à court terme. En ce qui concerne les salariés (plus largement que les ouvriers), leur rémunération est fixée à l’avance. Si un contrat de travail a été librement négocié et approuvé entre une entreprise et un salarié, l’entreprise doit verser au salarié le salaire prévu au moment convenu. Le propriétaire d’une entreprise doit lui assumer un ensemble de coûts (salaires, loyers, amortissement du matériel, fournisseurs, prestataires…). Ce n’est qu’à la fin d’un exercice que l’on constate si le bilan est positif (profit) ou négatif (perte). Ceci permet de relativiser les tensions et les revendications. Dans une économie de marché libre, avec une concurrence non faussée, il n’y a pas de profits sûrs ou d’effet de rente. Les propriétaires d’une entreprise prennent des risques en investissant et leur capital est captif dans l’entreprise. Leur rémunération, si l’entreprise fait des profits, est un résidu, inconnu à l’avance, à la différence des salaires. Les profits dépendent de la qualité de la gestion d’une entreprise et de sa capacité à anticiper et à répondre aux besoins des consommateurs. Une entreprise peut donner une prime à des salariés pour les encourager et les fidéliser, mais ceux-ci n’ont pas de droit sur les profits réalisés.

    L’entreprise remplit la fonction sociale de répartir les richesses de façon pacifique et permet à des personnes aux motivations et aux aptitudes différentes de satisfaire chacune leurs aspirations. Les uns ont une capacité d’investissement, d’autres un besoin d’investissement. Les uns ont un besoin d’embaucher, d’autres un besoin de travailler. Certains ont une vision à long terme, d’autres des besoins à court terme. Certains veulent un travail à temps plein, d’autres à temps partiel… L’économie de marché permet à chacun de remplir ses objectifs, selon les ambitions et les contraintes qui lui sont propres.

     

    La famille, première société et rempart contre la pauvreté

    La famille prime sur l’Etat

    La famille, que Léon XIII appelle « société domestique » est « antérieure à toute société civile[68] ». Dans la famille, l’autorité revient au père. Certains droits et devoirs doivent lui être attribués, indépendamment de l’Etat. « L'autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l'Etat[69]. » Le pape demande qu’en raison de sa conservation et de son indépendance, la famille jouisse de droits « au moins égaux à ceux de la société civile » et ceci car la famille dispose sur la société d’une « priorité logique et une priorité réelle ». L’Etat doit être au service de la famille et non l’inverse. « Si les citoyens, si les familles entrant dans la société humaine y trouvaient, au lieu d'un soutien, un obstacle, au lieu d'une protection, une diminution de leurs droits, la société serait plutôt à rejeter qu'à rechercher[70]. »

    « La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d'entretenir ses enfants[71]. » En plus de couvrir les simples besoins physiologiques des enfants, le père doit « se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune[72]. » L’accumulation d’un patrimoine se fait naturellement via le développement d’une propriété privée. La transmission de cet héritage nécessite de la part de l’Etat qu’il n’y ait pas de fiscalité spoliatrice qui priverait les enfants des fruits des efforts et de la prévenance de leurs parents. La fiscalité sur les héritages est d’autant moins légitime que, non seulement elle entrave la transmission d’un patrimoine aux enfants, mais elle constitue une taxe sur le capital, qui comme précédemment évoqué encourage une consommation immédiate destructrice plutôt qu’une épargne nécessaire à la croissance pour les générations futures.

    La question des retraites n’est pas évoquée dans Rerum novarum. A l’époque, l’espérance de vie à la naissance en France était inférieure à 45 ans[73]. L’allongement de l’espérance de vie, qui a presque doublé depuis un siècle, impacte naturellement la famille. Les générations aînées constituent une mémoire et une sagesse pour les plus jeunes, qui doivent les honorer[74]. La famille, pour les personnes âgées n’étant plus en capacité de travailler, constitue la cellule de base de la solidarité. Les générations actives devant aider les générations les plus jeunes et les plus âgées, en situation de dépendance. Le développement économique et les systèmes de retraites mis en œuvre depuis la fin du XIXe siècle ont en quelque sorte inversé la relation de dépendance entre les générations. Le patrimoine en France est aujourd’hui le plus important pour les personnes de 60 à 69 ans (340 600 euros de patrimoine net moyen) que pour les personnes au milieu de leur vie professionnelle (121 800 euros pour les 30-39 ans et 225 700 euros pour les 40-49 ans). Si le patrimoine diminue après 70 ans, ces générations les plus âgées restent plus riches que les actifs[75]. L’allongement de l’espérance de vie bouleverse la transmission du patrimoine, qui se fait aujourd’hui à la fin de la vie active, voire à la retraite. L’âge moyen des héritiers en ligne directe en France est passé de moins de 30 ans en 1891 à 50 ans aujourd’hui[76]. 30% des héritiers ont même plus de 70 ans[77].

    Léon XIII admet que si une famille « privée de ressources, ne [pouvait] d'aucune manière [s’en] sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun[78]. » Le pontife limite strictement la légitimité de l’intervention de l’Etat à ces cas d’urgence manifestes, « là toutefois doivent s'arrêter ceux qui détiennent les pouvoirs publics. La nature leur interdit de dépasser ces limites[79]. » Les réflexions du pape amènent à s’interroger sur les interventions de l’Etat dans l’éducation et le soin des enfants. La définition des programmes et des rythmes scolaires et des méthodes pédagogiques se font aujourd’hui dans des ministères, laissant peu de marge de manœuvre aux parents pour choisir la manière dont leurs enfants sont éduqués. « En substituant à la providence paternelle la providence de l'Etat, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille[80]. » Le propre des régimes totalitaires est d’avoir voulu retirer les enfants de la responsabilité des parents pour confier leur éducation à l’Etat. Les Etats totalitaires ont été jusqu’à encourager la délation des enfants contre leurs parents, dans le cas où ceux-ci ne servaient pas les intérêts du régime.  Il est dans la logique de tout pouvoir totalitaire d’affaiblir le rôle social de la famille et de la dissoudre pour prendre le contrôle sur les enfants.

    L’importance de la famille est à la hauteur de la gravité du ton employé par  Léon XIII pour parler du socialisme. « On ne voit que trop les funestes conséquences de leur système: ce serait la confusion et le bouleversement de toutes les classes de la société, l'asservissement tyrannique et odieux des citoyens. La porte serait grande ouverte à l'envie réciproque, aux manœuvres diffamatoires, à la discorde. Le talent et l'esprit d'initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse, par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même. Enfin le mythe tant caressé de l'égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu'un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité[81]. »

     

    L’effort pastoral développé par Léon XIII dans l’encyclique, pour interpeller les Etats, les corps intermédiaires ou les familles, resterait lacunaire s’il s’était arrêté à ces considérations. Les questions sociales et économiques ne peuvent pas trouver toutes leurs réponses dans des Etats, des syndicats, des corporations, des entreprises ou des familles.

    Rerum novarum a été rédigé avec le souci des âmes confiées à la charge du souverain pontife. Ce ne sont pas des raffinements des sciences économiques et sociales ou de la législation que peut venir le salut des hommes, mais de leur bonne volonté et d’une vie moralement guidée par la foi. La charité, qui intervient au-delà de la simple justice et qui est nécessaire à toute vie sociale paisible et durable, ne peut pas venir d’une législation ou être le fruit d’une contrainte extérieure. La véritable charité, qui n’est pas un simple acte de solidarité matérielle, est la plus grande des vertus théologales « par laquelle nous aimons Dieu par-dessus toute chose pour Lui-même, et notre prochain comme nous-mêmes pour l'amour de Dieu[82]. » Quand les hommes sont mus par la foi, la religion devient comme « [le] fondement de toutes les lois sociales, il n'est pas difficile de déterminer les relations mutuelles à établir entre les membres pour obtenir la paix et la prospérité de la société[83]. »

     


    [1] Inequality among World Citizens: 1820-1992. François Bourguignon et Christian Morrisson. La pauvreté et l’extrême pauvreté sont définies en fonction d’un revenu par jour et par habitant de respectivement $2 et $1, exprimé en parité de pouvoir d’achat de 1985.

    [2] Inequality among World Citizens: 1820-1992. François Bourguignon; Christian Morrisson

    The American Economic Review, Vol. 92, No. 4. (Sep., 2002), pp. 727-744. Revenu en PPP $ 1990.

    [3] Idem

    [4] Idem. Le coefficient de Gini, passant de 0.50 en 1820 à 0.58 en 1890, traduit une augmentation des inégalités.

    [5] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §15

    [6] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §2

    [7] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §3

    [8] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §5

    [9] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §5

    [10] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §6

    [11] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [12] Le Politique, Aristote

    [13] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §7

    [14] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §7

    [15] Genèse 1, 28 « Dieu les bénit et leur dit: "Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ». Genèse 3, 19 « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain »

    [16] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §8

    [17] Traité du gouvernement civil, John Locke, §7 « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature la laissée, et y joint quelque chose qui est sien. Par là, il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’état commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose, qui exclut le droit commun des autres hommes. »

    [18] Deutéronome, v. 21 « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni sa maison, ni son champ, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni rien de ce qui est à lui »

    [19] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §7

    [20] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §7

    [21] Salariat et non salariat dans une perspective historique. Olivier Marchand, Economie et Statistique, Année 1998, 319-320, pp. 3-11. http://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1998_num_319_1_2666 

    [22] OCDE, données 2016 : https://data.oecd.org/fr/emp/taux-d-emploi-non-salarie.htm

    [23] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §18

    [24] Saint Thomas, S.th. Ha Hae, q.65 a.2

    [25] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §19

    [26] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §30

    [27] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §19

    [28] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §6

    [29] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §8

    [30] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §19

    [31] Centesimus Annus, Jean-Paul II, §46

    [32] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §28

    [33] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §26 : « Les chefs d'État doivent d'abord apporter un concours d'ordre général par tout l'ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu'ils doivent agir en sorte que la constitution et l'administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. »

    [34] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §30

    [35] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [36] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [37] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §26

    [38] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §26

    [39] Karl Marx, Travail salarié et capital (1849), in Œuvres, I, éd. Gallimard – La Pléiade, 1963, p.221. Disponible en version numérique, p.19: « Profit et salaire sont, après comme avant, en raison inverse l'un de l'autre. »

    [40] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [41] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [42] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §4

    [43] Voir l’article de José Piñera, Comment a-t-on réalisé la réforme du système de retraite au Chili https://www.contrepoints.org/2015/04/07/246303-comment-a-t-on-realise-la-reforme-du-systeme-de-retraite-au-chili 

    [44] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [45] Les inégalités de revenus en France du début du XVIIIe siècle à 1985. Revue économique – vol. 51, N°1, janvier 2000, p, 119-154. Christian Morrisson, Wayne Snyder

    [46] OCDE : An overview of Growing Income Inequalities in OECD Countries: Main Findingshttps://www.oecd.org/els/soc/49499779.pdf 

     

    [47] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §35

    [48] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §26

    [49] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §26

    [52] En Irlande, le taux de prélèvements obligatoire a atteint 35,6% du PIB en 1988, pour redescendre à 23,1% en 2015. OCDE, https://data.oecd.org/fr/tax/recettes-fiscales.htm

    [53] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §33

    [54] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §33

    [55] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §29

    [56] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §29

    [57] OCDE, France : Redresser la compétitivité, Éditions de l'OCDE, Paris, 2013, p. 4.

    [58] Le temps de travail : un enjeu pour la compétitivité, l'emploi et les finances publiques. Rapport d'information n° 292 (2015-2016) de M. Albéric de MONTGOLFIER, fait au nom de la commission des finances, déposé le 13 janvier 2016. http://www.senat.fr/rap/r15-292/r15-292_mono.html#fn34 

     

    [59] C. Thubin, « Le décrochage du PIB par habitant en France depuis 40 ans : pourquoi ? », Trésor-Éco, n° 131, juin 2014, p. 1.

    [60] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §30

    [61] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §34

    [63] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §42

    [64] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §42

    [65] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §38

    [66] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §43

    [67] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §16

    [68] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §9

    [69] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §11

    [70] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §10

    [71] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §10

    [72] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §10

    [74] Exode 20, 12 « Honore ton père et ta mère, afin que se prolongent tes jours sur la terre que te donne Yahvé ton Dieu. »

    Deutéronome 5, 16 « Honore ton père et ta mère, comme te l'a commandé Yahvé ton Dieu, afin que se prolongent tes jours et que tu sois heureux sur la terre que Yahvé ton Dieu te donne. »

    [75] Source : Insee, enquête Patrimoine 2014-15.

    [76] piketty.pse.ens.fr/capital21c.

    [77] Héritages, donations et aides aux ascendants et descendants. Bertrand Garbinti, Pierre Lamarche, Laurianne Salembier. Insee, 2012

    [78] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §11

    [79] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §11

    [80] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §11

    [81] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §12

    [82] Catéchisme de l’Eglise catholique, n° 1822

     

    [83] Rerum Novarum, Léon XIII, 1891, §43

    « Les cinq attributs de la marchandiseLa liberté économique, une condition du bien commun »
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